On dit de la peintre Joan Mitchell qu'elle entrait dans une pièce comme Katharine Hepburn franchissait la porte d'un saloon ! Une allure, une présence et du bruit. Et c'est de façon tonitruante que "Big Joan", comme elle se surnommait elle-même, est entrée dans ma vie, par le biais d'un tableau. Cette impression d'être immergée sans oxygène devant la profondeur d'un diptyque de Joan Mitchell, je l'ai vécue pour la première fois au MoMA de New York il y a une dizaine d'années. J'ai été foudroyée par l'énergie du coup de pinceau, éblouie par la puissance des couleurs, sans comprendre ce qui m'arrivait. Et depuis la violence de ce choc sensoriel, je n'ai plus quitté ni la peintre, ni la femme. Quelle a été la vie de cette Américaine au caractère imprévisible, de cette héroïne, alcoolique et colérique, fascinante et effrayante, puissante et si fragile qui a choisi de vivre en France ? Née en 1925 à Chicago dans une famille de la haute société, morte à Paris en 1992, Mitchell a su s'imposer comme figure majeure de l'abstraction dans un monde alors presque exclusivement masculin. Ce récit est une enquête sur une femme libre, libre d'aimer comme un homme, de boire autant qu'un homme et de peindre aussi bien qu'un homme.
«Des mots dans la peinture occidentale ? Dès qu'on a posé la question, on s'aperçoit qu'ils y sont innombrables, mais qu'on ne les a pour ainsi dire pas étudiés. Intéressant aveuglement, car la présence de ces mots ruine en effet le mur fondamental édifié par notre enseignement entre les lettres et les arts. Toute notre expérience de la peinture comporte en fait une considérable partie verbale. Nous ne voyons jamais les tableaux seuls, notre vision n'est jamais pure vision. Nous entendons parler des oeuvres, nous lisons de la critique d'art, notre regard est tout entouré, tout préparé par un halo de commentaires.
Ce n'est pas seulement la situation culturelle de l'oeuvre, mais tout le contexte dans lequel elle se présente à nous qui est transformé par le titre : la signification de cette organisation de formes et couleurs change tout au long de la compréhension parfois fort progressive de ces quelques mots. La composition la plus "abstraite" peut exiger que nous lisions son titre pour nous déployer toutes ses saveurs, toutes ses vertus.»
Michel Butor.
Lautrec, c'est la légende de Montmartre, le peintre du Moulin-Rouge, du Mirliton, celui qui immortalise Bruant, la Goulue, Jane Avril. Mais c'est aussi un petit homme foutraque, issu d'une famille de la haute noblesse de province, atteint d'une maladie génétique qui fragilise ses os et interrompt sa croissance. Fasciné par les cabarets, les bals, les bistrots, les théâtres et les prostituées, il peindra des hommes et des femmes toute sa vie, négligeant le paysage et la nature morte. Alcoolique, rongé par la syphilis, il meurt à trente-six ans en laissant une oeuvre foisonnante et inclassable.
En mettant en scène l'obsession de Henri de Toulouse-Lautrec pour la peinture, celle qui montre les êtres humains dans ce qu'ils ont de plus brut et de plus vivant, Matthieu Mégevand s'éloigne des représentations habituelles pour dresser le portrait de l'artiste en voyant et de l'homme en possédé.
« Dans ses cinquante années de peinture, Picabia a constamment évité de s'attacher à une formule quelconque ou de porter un insigne. On pourrait l'appeler le plus grand représentant de la liberté en art, non seulement à l'encontre de l'esclavage des académies, mais aussi contre la soumission à quelque dogme que ce soit. »
Ces remarques de Marcel Duchamp soulignent la dimension profondément libertaire de celui qui aimait se qualifier d'« artiste en tous genres ».
Ce parcours chaotique, contradictoire, fait d'allers et retours permanents entre abstraction et figuration, géométrie et biomorphisme, onirisme et réalisme, ne saurait être appréhendé de façon simplement formelle. Il demeure difficile d'identifier un style ou une manière Picabia. Ce qu'une approche biographique nous permet a contrariode comprendre, c'est précisément une certaine constance dans l'attitude. Ce fils de famille « né sans mère », aux goûts de luxe particulièrement prononcés et à la vie psychique et conjugale agitée, n'est en effet pas à une contradiction près. Francis Picabia n'abhorre rien tant que l'idéal de pureté et d'intransigeance qu'il voit poindre chez ses amis dadaïstes et même chez André Breton.
Picabia aime trop la vie pour se laisser enfermer dans une croyance ou une certitude, fussent-elles d'avant-garde. Jusqu'à sa mort, notre « Funny-Guy » restera fidèle à cet état d'esprit, qui renvoie plus à une manière de vivre qu'à un programme strictement artistique.
Ce qui pourrait passer pour une suite de reniements et de régressions n'est en fait qu'une manière de dire oui à la vie, à ses errements et à ses contradictions. Francis Picabia est l'artiste qui fait son miel de cette « mort de l'art » tant de fois proclamée au cours du XX siècle. « Parce que je suis le seul qui, après la mort de l'Art, n'en ai pas hérité ; tous les artistes qui suivent son cortège et se promènent à travers le monde figuraient sur son testament ; moi, il m'a déshérité, mais il m'a ainsi laissé libre de dire tout ce qui me passe par la tête et de faire ce qu'il me plaît. »
B. M.
Contrairement à sa légende, Gustave Courbet ne fut ni un peintre réaliste ni un peintre politique, encore moins un peintre provincial. Il fut révolutionnaire, bien sûr, mais en pratiquant, comme les plus grands, la peinture à l'oeil. Expression à entendre au double sens d'une peinture gratuite (ne dépendant ni des commandes de l'État ni des prix du Salon), et surtout d'une peinture qui ne fait pas « à l'idée » ce qu'elle aurait déjà prévu - mais qui voit dans l'acte même de peindre.
D'où une rupture avec le primat du dessin (Ingres), avec l'exotisme (Delacroix), le spectaculaire (Géricault), avec la maîtrise du regard du peintre, cela pour libérer la peine des hommes et l'élégance des choses. Courbet inaugure ainsi la vraie peinture de marines ; de nus érotiquement neutres ; de natures mortes, ou plutôt natures vives, rochers, feuilles et rivières aussi présents que des visages d'hommes. Comme Cézanne, qui se revendiquait de lui, Courbet élève les choses à leur dignité dernière : non des objets construits et produits, mais des phénomènes surgissant et se donnant d'eux-mêmes à voir. Le tableau ne représente rien, il présente pour la première fois le visible en sa gloire.
Je sais trop bien quel but je poursuis, je suis trop fermement convaincu d'être après tout dans la bonne voie - quand je veux peindre ce que je sens et sentir ce que je peins.
Cet ouvrage est une réédition numérique d'un livre paru au XXe siècle, désormais indisponible dans son format d'origine.
Nous avons été classiques. Il se peut que nous le soyons encore. Mais c'est Poussin qui inventa le classicisme. Il le fit en proposant une solution aux inquiétudes de son temps, qui sont parfois les nôtres, et en bâtissant, toile après toile, un pays de peinture : l'Arcadie. Cette terre de l'âge d'or, patrie des poètes et des lettrés, fut un enjeu esthétique, politique et religieux. Elle est surtout l'espace dans lequel le peintre a pensé l'homme, son innocence mythique et le dynamisme de son désir, sa condition historique et sa place dans le paysage ordonné du monde.
L'Arcadie se parcourt, et ce voyage nous apprend à contempler. Il faut donc cheminer, une journée durant, de la lumière matinale jusqu'au crépuscule de la représentation, emportée par la nuit et la tempête. On rencontre en chemin des dieux et des héros, des nymphes, des massacreurs et des infortunés, le Christ, la Charité. On aperçoit des lacs qui s'ouvrent comme un oeil, l'immobilité d'une lumière idéale, des bois enchantés et des mares où il ne faut pas se regarder. Et à la fin, nous pourrons murmurer : moi aussi, j'ai été en Arcadie.